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Un été à la Légion étrangère, par François Sureau

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| 09 Juillet 2019 | 29932 vues

Quelques jours par an depuis 2011, François Sureau endosse son uniforme de colonel de réserve au service du commandement de la Légion étrangère. Il met régulièrement sa plume au service de l'Institution.

Par François Sureau | publié le 09/07/2019 à 10:52 | La Croix

 

Je vous écris pour vous souhaiter, comme on dit, un bel été. L’été, c’est la chaleur, l’exil volontaire et le temps suspendu, tout ce qui est, précisément, ce qu’on vient chercher à la Légion étrangère. Au plus fort de la canicule, je me suis souvenu avec bonheur de Djibouti, de ces quartiers impeccables aux allées ratissées qui affichaient des airs de campement janséniste. À la Légion comme dans la Marine, on salue tout ce qui bouge et on peint le reste en blanc. D’énormes grenades à sept flammes – l’« emblème apatride » dont parle fièrement Jean Gabin dans Le Tatoué – marquaient l’entrée des champs de tir. Les vagues d’une mer d’un bleu de Prusse battaient le pied de la falaise d’Arta. On voyait plus loin le dernier poste de l’armée française, celui de l’escadron d’Ouéa, dont les légionnaires entretenaient avec soin le zoo dont la pièce principale était un guépard que l’on appelait« le guépard de la France », parce que le vétérinaire Lafrance en avait fait don à l’escadron.

Parfois, des bandes hostiles de singes gris montaient à coups de pierre à l’assaut de ce petit morceau détaché du désert des tartares et qui flottait dans le souvenir des temps anciens, et l’on ne pouvait les disperser que par la force des armes. Au plus fort des manœuvres, il faisait si chaud qu’on pouvait faire des œufs au plat sur le capot des blindés. Passaient sur les hauteurs pelées les Danakils de Monfreid, le vieux fusil Gras de tous les trafics entre les épaules. L’état-major avait un pilote, un pirate yéménite qui nous conduisait en boutre jusqu’à Tadjourah où s’élevait la maison que le sultan avait donnée à Jean-François Deniau, qui lui-même avait fait restaurer la case de Rimbaud.
Le soir, les légionnaires allaient en ville, en tenue de sortie impeccablement repassée, avec ces plis réglementaires que l’on trace à l’aide d’une boîte d’allumettes de ménage. Notre bar préféré était le Bafena. Il y en avait d’autres moins convenables, rebaptisés de noms anodins depuis que je ne sais plus quel émirat avait refait les rues, la Galette bretonne, la Pizza del Papa, mais ils proposaient évidemment d’autres consommations que celles-là. Le soldat vit en partie double et très peu le savent, entre la crasse et la beauté des tenues, la peur et l’oubli, l’héroïsme et l’administration, le règlement et ce cœur qui bat plus lourdement, plus profondément que le cœur des civils.

La Légion, c’est aussi le temps suspendu, un éternel présent où l’homme ne vaut que pour ce qu’il est maintenant. Où il peut se perdre de vue. Où il peut obtenir le pardon de ces fautes réelles et imaginaires qui encombrent nos vies. Dans un dîner de Paris où les bêtises circulent plus vite que les bons vins, j’ai entendu moquer « la fuite ». Quand on voit ce que les hommes consentent à ne pas fuir, on préfère l’engagement sans retour des « hommes sans nom ». Parfois, pourtant, le passé revient avec ses angoisses insurmontables. On appelle cela le cafard et les jeunes officiers sont formés à en reconnaître les signes.

Je ne vois pas sans crainte le monde moderne refermer ses tenailles sur la Légion étrangère, avec ses fichiers, ses passeports biométriques, ses archives individuelles reversées dans un grand pot commun, au mépris de cette confiance qu’ont faite un jour à la Légion tous ceux qui sont venus y chercher l’oubli au prix de très grands risques. Car ici s’arrête la comparaison avec les grandes vacances : à l’horizon de la Légion étrangère il y a la mort, la mort donnée, la mort reçue, et c’est bien elle dont l’ombre toujours présente fond dans une même existence des hommes que tout pourrait opposer, l’origine, l’âge, la condition sociale ou la religion.

Parce qu’on aime faire partager ce qu’on aime, la semaine dernière, j’ai emmené deux journalistes visiter Aubagne, la « maison mère », puis mon ancien régiment, le 1er étranger de cavalerie. Nombre de journalistes écoutent moins qu’ils ne cherchent. Ce n’était pas le cas de mes deux amies. Partant pour d’autres cieux, je les ai laissées ensuite sur le quai de la gare de Saint-Charles, et l’une d’elles m’a écrit un petit message où elle parlait de « ce creuset de vies rachetées, de l’humanisme vital qui pointe sous les rites et la discipline».


Je vous ai parlé je crois de ce jour où, au Cambodge, un légionnaire me voyant lire un livre de Larbaud m’avait cité une phrase de Fermina Marquez, avant de me dire – on n’interroge jamais un légionnaire – ce qui l’avait conduit là. À vous lecteurs j’ai déjà souhaité un bel été. Voici ma bouteille dans la mer de la Côte des Somalis. Je ne sais si après une vie d’aventure et d’oubli le légionnaire D a retrouvé sa femme et ses enfants. Aujourd’hui c’est à toi que je pense, légionnaire. Je ne sais pas où tu vis. J’espère que tu passes un bel été.