Au moment où regards et pensées sont tournés vers Ceux de 14, la Légion se souvient de ses héros. Il y a, bien sûr, des noms qui résonnent : Cendrars, Seeger, Ponticelli, Rollet, Faber, Zinoview, Duriez. Ceux dont les exploits ou la seule présence restent gravés dans la mémoire collective. Il y a aussi ceux, moins ou pas connus. De ceux qui se sont mêlés aux 42 000 légionnaires qui ont traversé cette Grande Guerre (dont 30 000 EVDG). Certains sont tombés, comme près de 6 000 légionnaires, d’autres ont poursuivi leur chemin tout en restant dans un certain anonymat. Ne les oublions pas ! Ils ont aussi écrit l’Histoire à travers leur histoire, leur passage, leur action, leur comportement ou leur attitude, teintés d’un héroïsme parfois effacé dont il convient de se souvenir.
Nous sommes le 20 août 1917 à Verdun. Caporal de 24 ans, Gelas se présente au poste de secours du Régiment de marche de la Légion étrangère après avoir subi quelques escarmouches. Il annonce à l’accueil : «J’ai une petite blessure à l’épaule gauche. Pourriez-vous me faire une piqure antitétanique ?». Un camarade l’ayant pansé, il trouve inutile de faire examiner sa plaie. Cependant, on ne l’entend pas ainsi et il doit se dévêtir. L’infirmier qui découvre l’épaule ne peut retenir un cri ! Il se trouve en présence d’une énorme déchirure de 6 cm de longueur et de 3 à 4 cm de profondeur. Le médecin-chef ordonne aussitôt l’évacuation du patient. «Quand tous les hommes de mon escouade seront évacués, on verra !» répond Gelas. L’infirmier remarque alors sur la manche de la chemise du caporal une trace sanglante du côté opposé à la blessure. «Qu’as-tu donc là ?». «Oh rien, une écorchure… c’est passé» répond Gelas. On défait alors un deuxième pansement où l’on découvre une autre plaie aussitôt désinfectée. A ce moment-là, notre brave caporal ajoute : «Tendez, tandis que vous y êtes, regardez donc ma jambe droite. Ça pique un peu, il doit y avoir quelque chose». Et il y a bien «quelque chose». Un fragment de Shrapnell (obus d’artillerie) à demi enfoncé dans le mollet ! C’en est trop, le médecin-chef se fâche : «On vous évacue». «Non, non. Pas pour ça monsieur le major, je vous le dis. Je connais mon droit, on ne peut pas m’évacuer si je ne gêne personne dans mon service, et mon service ici, c’est le champ de bataille». Et le légionnaire réfractaire remet sa vareuse, sa musette, son bidon, reprend son fusil et, saignant de partout, quitte les lieux l’air hautain et le pas assuré. Poursuivant sa carrière après le conflit, il sera tué en 1922 au 3e Etranger avec le grade de lieutenant.
Né le 3 février 1875 à Plainpalais dans le canton de Genève en Suisse, il est admis comme sous-lieutenant à titre étranger par un décret du 17 avril 1898 et rejoint l’Algérie où il est affecté au 2e Régiment étranger. Il fera campagne en Algérie, à Madagascar, au Maroc et au Tonkin. En septembre 1914, devenu capitaine, il rejoint le 2e Régiment de marche du 1er Régiment étranger où il se voit confier la 2e compagnie.
Bataille de Champagne, près de la Ferme Navarin, nous sommes le 28 septembre 1915. Il est près de trois heures trente de l’après-midi. Le 2e Etranger du 1er RE doit mener une attaque. A la tête de sa compagnie, le capitaine Junod sent qu’il va à la rencontre de la mort. Ses légionnaires sentent qu’il a revu calmement toute sa vie. Il a tout pesé, tout mis en ordre. Il porte sur lui un sabre et un revolver suisses. Son corps d’athlète est moulé dans une tenue bleu horizon qu’il a fait retoucher pour être chic. Les légionnaires remarquent sa dragonne d’argent, ses bottes, ses éperons ; il semble s’être préparé pour la parade. Un moment, il dit à ses hommes : «Ce n’est pas la peine de mettre la baïonnette au canon, nous serons tous tués avant d’avoir pu nous en servir». La compagnie parvient à un sous-bois où les tranchées et les mitrailleuses allemandes sont disposées en angle rentrant. Les légionnaires arrivent sous un feu croisé qui les prend de flanc. Une autre unité a été fauchée au même endroit quelques heures auparavant. L’ordre est donné de prendre une tranchée. Le capitaine se porte cinquante mètres en avant à la recherche d’un passage. Il est tout à coup immobilisé, pris dans les fils de barbelés et tombe aussitôt avec la plus grande partie de ses hommes. Son corps est criblé de mitraille et il reçoit une balle mortelle au front. Le bilan est lourd : 10 officiers tués et sur un total de 1 960 hommes, 809 sont hors de combat. Mais ce sacrifice n’aura pas été vain : dérouté et affolé, l’ennemi a détourné la quasi-totalité de ses réserves sur le secteur menacé. Pendant ce temps, les unités voisines réussissent la percée et prennent à revers la fameuse butte de Souain.
Le capitaine Jacob Junod avait déjà été cité le 2 juin 1915 à l’ordre du corps d’armée suite à une blessure par balle à la poitrine le 9 mai lors de la bataille d’Arras. Pour sa brillante conduite au Maroc, où il fut engagé en 1907 et 1908), il était chevalier de la Légion d’honneur (décret du 31 décembre 1913). Pour sa bravoure à la tête de sa compagnie le 28 septembre 1915, il sera cité à l’ordre de l’armée.
Alors qu’il visite ses bataillons le 20 août 1917 avant de mener pour la première fois à sa tête le RMLE, le lieutenant-colonel Rollet croise un sergent aux moustaches de cosaque affublé de bottes d’aviateur. Rollet : «Comment vous appelez-vous ?». Réponse : «Je suis le sergent Bouyoux mon colonel, anciennement clairon de la 3e compagnie». «D’où tenez-vous ces bottes ?». Souriant, le sergent répond : «On me les a offertes, au 14 juillet, à Paris». «Offertes ?» l’interroge le chef de corps. «Oui mon colonel. Par un cordonnier du faubourg Saint-Antoine, dont j’avais fort convenablement honoré la femme. Nous sommes quittes, je lui ai planté une paire de cornes, il m’a donné une paire de bottes !». Rollet s’éloigne, sans répondre. Un peu d’humour n’est pas pour lui déplaire. Bouyoux est l’un des sous-officiers les plus décorés de son bataillon. Quelques temps plus tard, au matin du 26 avril 1918, le 3e bataillon, celui de Bouyoux est à hauteur du plateau de Haugard, près de Santerre. L’engagement est meurtrier, les hommes tombent comme des mouches. Et voici qu’un clairon sonne le refrain bien connu : Le Boudin ! C’est la charge, comme à Belloy, comme à Navarin. C’est Bouyoux qui, sur le terrain, a pris la place de Lagrand, matricule 40083, tué au bord d’une tranchée allemande. Et Bouyoux tout en sonnant, dit au capitaine Maire, qu’une balle vient de coucher : «Un de ces jours vous vous ferez descendre». Maire riposte : «Tu fais une belle cible avec tes bottes !». Réponse du tac au tac : «M’en fous, si je meurs, j’espère qu’elles profiteront à un copain». Le combat se déroule toute la journée. Les rafales ennemies sont incessantes, elles passent, serrées et toujours meurtrières. Les légionnaires ont le nez dans les herbes. La nuit venue, le régiment, ou ce qu’il en reste, est relevé. Il était temps. En près de 16 heures de combat, il a perdu 822 légionnaires tués, blessés ou disparus. A un sous-lieutenant passant devant lui, le capitaine Maire demande : «Tu as vu Bouyoux ?». «Tué au combat au début de l’après-midi mon capitaine. Mais rassurez-vous, nous l’avons enterré avec ses bottes».
Major Frédéric Ambrosino
Division rayonnement & patrimoine