A partir de l'exposé du général Saint-Hillier, compagnon de la Libération (1954)
Les Alliés vivent la phase la plus critique de la guerre ; ils subissent partout des échecs. Les Japonais sont en Birmanie et menacent les Indes. La chute de Singapour est la première défaite infligée au monde occidental. Les divisions australiennes et néo-zélandaises quittent le Moyen-Orient pour aller défendre l’Australie menacée. Sur le front Russe, les Allemands foncent sur la Crimée. Les Germano-Italiens écrasent Malte sous les bombes. En Libye, Rommel est vainqueur dans la bataille du désert. Mais au moment où les forces de l’Axe semblent prêtes de gagner la guerre, la providence choisit, dans le désert, le grain de sable qui enrayera la machine et redonnera une raison d’espérer à la France. Ce grain de sable, c’est la Brigade Française Libre, cette raison d’espérer, c’est Bir-Hackeim.
Un croisement de pistes rendu remarquable par de légers monticules, faits des quelques ruines ensablées d’un petit poste méhariste italien, avec son abreuvoir inutile, bâti près d’un puits aujourd’hui comblé ; quelques moellons sur un rempart de terre rappellent qu’il existait, jadis, un fortin turc aujourd’hui disparu.C’est cet espace que le commandement britannique a confié aux Français de la 1re brigade. Il est situé à 80 kilomètres de la mer à l’extrémité de la position d’Aïn Gazala qui protège Tobrouk. Une large bande piégée d’un million de mines couvre, depuis la mer, la ligne de défense alliée. Elle a la forme d’un V qui enserre dans sa pointe la position de Bir-Hakeim.
Cette Brigade Française Libre est constituée de volontaires décidés à continuer la lutte jusqu’à la victoire. Elle est constituée d’unités aguerries au feu : fusiliers marins échappés de Dunkerque ou partis de Bretagne, légionnaires de Norvège ou ralliés de Syrie, marsouins vétérans de Tobrouk ou de Massaouah, Tahitiens, Néo-Calédoniens du Pacifique, les Nord-Africains de la 22e compagnie qui rassemble des Tunisiens, des Algériens, des Marocains. Le général de Larminat commande la brigade. La vie à Bir-Hakeim est depuis février 1942 consacrée à l’organisation du terrain et à la pose de mines et de pièges tandis qu’à la tête de colonnes mobiles le général Koenig harcèle l’ennemi. C’est le 24 avril que le général Kœnig prend le commandement de la place forte de Bir-Hakeim, fonction aussi importante que dangereuse, comme l’avenir le prouvera.
Le 26 mai 1942, Rommel fait lire à ses troupes l’ordre du jour suivant : « L’arme blindée d’Afrique passe aujourd’hui à une attaque décisive contre les forces mobiles britanniques de Libye. […] Nous attaquerons et mettrons en déroute l’ennemi partout où il se présente. La qualité supérieure et l’ardeur au combat des soldats italiens et allemands, autant que la supériorité de notre armée, est une garantie certaine de victoire… »
Dans l’après-midi du 26 mai, le bruit sourd d’une violente canonnade parvient du Nord où un combat frontal oppose les deux corps d’armée italiens et les Sud-Africains. la nuit tombe, Rommel a choisi la pleine lune pour attaquer. La bataille est courte et intense, elle dure moins d’une heure, 33 chars restent sur le terrain, les autres refluent en tirant. Du 28 mai au 1er juin, tandis que des combats violents de chars s’engagent dans Knightsbridge, le « chaudron du diable », la brigade se livre à une guerre de course sur les arrières de Rommel contre les convois de ravitaillement et les ateliers de réparation. Le général Norrie, commandant le 30e corps d’armée, adresse alors un message de félicitations à la Brigade Française pour son magnifique succès, sa résistance opiniâtre, son offensive et ses patrouilles. l’Afrika Korps recule, à court d’essence, à court de vivres, à court d’eau. Le 30 mai, la bataille se déroule favorablement, le plan de Rommel qui prévoyait la prise de Tobrouk en deux jours a échoué. Une impression de calme règne ; Le bulletin de renseignement est optimiste : « les opérations se déroutent conformément au plan du commandement britannique. Celui-ci pense poursuivre l’Afrika Korps et le XXe corps italien qui reculent laissant sur place des chars en panne de carburant protégés par des canons de 88 mm. »
La brigade reçoit le 31 mai l’ordre de se tenir prête à partir vers l’ouest. Bir-Hakeim subit à cinq reprises une attaque en piqué des Stuka. La guerre de course se termine, impression confirmée par un message laconique du 30e corps : « les Allemands sont partout et semblent ne plus manquer d’essence ». Au matin du 2 juin, deux parlementaires italiens viennent sommer le général Kœnig d’arborer le drapeau blanc, d’abandonner ses armes pour se rendre au général Rommel « Grand vainqueur de Libye ». Au refus courtois du général, les Transalpins répondent en français : « Vous êtes de grands soldats ».
Maintenant l’ennemi encercle Bir-Hakeim et les combats entrent dans une nouvelle phase. Le siège commence, l’ordre de mouvement de la brigade est annulé. Le 3 juin, le colonel général Rommel fait porter un message au général Kœnig. Il lui conseille la capitulation « pour éviter une effusion de sang ». Les salves des canons du 1er RA lui portent la réponse et le général Kœnig adresse un ordre du jour à la garnison, « sûr qu’il est que chacun de nous fera son devoir ». Jusqu’au 6 juin, la défense résiste à la pression de deux divisions, la Trieste et la 90e légère allemande, et de trois détachements de reconnaissance. Précédés de vagues de bombardiers Stuka, 13 en deux jours, appuyés par les tirs de dix groupes d’artillerie, les Allemands et les Italiens avancent jusqu’à moins de 1 000 mètres des premiers éléments, les artilleurs ripostent, mais les armes automatiques sont l’une après l’autre prises à partie, par des canons d’infanterie de 50, terriblement précis. La RAF alertée à chaque passage de la Luftwaffe intervient dans de violents combats aériens.
La BBC annonce : « La défense de Bir-Hakeim par les Français Libres est un exemple pour tous » et le général Kœnig reçoit du général Norrie, commandant le 30e corps d’armée, un message « Excellent travail, tenez bon. Toutes mes félicitations. Tout va bien. »
Mais, au Nord de Bir-Hakeim, une large brèche a été ouverte dans le champ de mines et la 21e division blindée allemande se masse, prête à intervenir. Un plénipotentiaire vient à nouveau exiger la reddition de la place, au refus du général de le recevoir suit un bombardement de tous calibres, en représailles.
Les attaques se succèdent, des blindés interviennent. Le 7 juin le bruit de mouvements de troupe, dans le brouillard épais qui prive de toute visibilité, présage le pire. Le troisième acte du combat de Bir-Hakeim se joue : Rommel commande l’assaut, à la suite de l’ordre reçu du commandant suprême des forces de l’axe « d’éliminer Bir-Hakeim » car « désormais cette position est devenue à la fois un objectif politique et militaire ». Rommel fait venir deux fameux Stürmstaffel, les troupes d’assaut du colonel Hacker, un peloton de cinq chars lourds brandebourgeois et l’artillerie de siège destinée à la conquête de Tobrouk : les canons de 88 se sont approchés à la faveur de la nuit et tirent à vue directe sur les tranchées. Les positions sont désormais attaquées simultanément.
De retour à son PC, le général Rommel écrit sur son carnet de route : « Malgré son mordant cet assaut est repoussé… c’est un magnifique exploit de la part des défenseurs. ». Le général Kœnig est obligé de remanier le dispositif du quartier Nord qui a beaucoup souffert. Les derniers vivres sont distribués, on donne ce qui reste d’eau, un gallon par homme pour les jours à venir.
Le 9 juin, Bir-Hakeim n’est entamé que sur la face nord, où les Allemands pénètrent dans les premiers bastions. Et ce malheureux secteur va au lever du brouillard matinal subir le tir rasant de quatre canons de 38, la précision de six canons de 50, et le harcèlement de cinq groupes de mitrailleuses de 20 mm. Bientôt des mortiers d’infanterie et des canons lourds se mettent de la partie. Cette préparation dure une heure, supérieure en intensité aux plus forts matraquages de Verdun en 1916. Puis 60 bombardiers déversent leurs bombes. « Les escadrilles de la Luftwaffe, écrit Rommel, devaient continuellement survoler Bir-Hakeim et elles subissaient des pertes importantes ce qui provoquait la colère de Kesserling». Dans l’après-midi, les troupes d’assaut s’élancent après un nouveau bombardement de la face nord exécuté par 42 Junkers. Sous le feu intense d’infanterie et d’artillerie l’ennemi avance en formation serrée et vient au contact.
En même temps dans le sud, l’attaque progresse, tous les antichars sont détruits. Les contre-attaques laissent des centaines de cadavres Allemands sur le sol. Le général Kœnig confie le commandement du quartier du fort au chef de bataillon Savey, ainsi naquit en pleine bataille le Bataillon d’Infanterie de Marine et du Pacifique.
Un dernier bombardement d’aviation a lieu à la tombée de la nuit sur le PC de la brigade. Au soir du 9 juin, si le moral est bon, en revanche la situation matérielle est difficile. Il ne reste que 160 coups par pièce d’artillerie, 50 obus par antichars, 100 par mortier. Les vivres sont à peu près épuisés.
Un message du général de Gaulle, transmis par le général de Larminat, arrive « Général Kœnig, dites à vos troupes que la France vous regarde et que vous êtes son orgueil. »
Le commandement allié fait savoir au général Kœnig que sa résistance n’est plus essentielle pour le déroulement de l’ensemble de la bataille : il lui demande de choisir entre l’évacuation de la position ou le maintien sur place avec ravitaillement par avion. Le général, ayant constaté l’inefficacité des livraisons par air, opte pour la sortie dans la nuit du 10 au 11 juin. Il faut tenir jusqu’au soir du 10 juin. Des obus tombent partout sans but précis. Au début de l’après-midi 130 avions bombardent la face nord et aussitôt l’assaut débouche, appuyé par dix chars roulant dans les éclatements d’un violent tir d’artillerie.
Jusqu’au soir la position subit des tirs d’artillerie continus et une nouvelle attaque suit l’intervention de 100 bombardiers Junker. La DCA tire sans arrêt, les équipages de marins restent debout à leurs postes malgré les bombes. L’artillerie utilise ses derniers obus, elle aura ainsi tiré, durant le siège, 42 000 coups de 75 et 3 000 de 25 livres. Mais la journée n’est pas finie, elle promet d’être rude pensent les légionnaires voyant leurs officiers se raser dans le dernier quart d’eau et changer de tenue. Selon la formule du lieutenant-colonel Amilakvari « Il faut être propre pour mourir». À court de munitions, de vivres et d’eau, la brigade se prépare à quitter de vive force les lieux emmenant les blessés et l’armement lourd intact. Tout ce qui ne peut être emporté est détruit, les paquetages lacérés, l’essence répandue sur le sable. Les sapeurs ouvrent et jalonnent un couloir dans le champ de mines et les unités se massent pour l’assaut. À 22 h 30 la colonne de véhicules est prête à sortir.
Vers minuit quinze, les 2e et 3e Bataillons de Légion franchissent à pied la chicane et déblaient les nids de mitrailleuses au fur et à mesure que les allemands se révèlent devant eux. Le BP1 s’y engage au moment où l’ennemi lance des fusées et tire des rafales lumineuses de mitrailleuses lourdes. Des véhicules brûlent, la confusion est immédiate, les unités mélangées refluent, le plan de feu ennemi est impressionnant. Au-delà du champ de mines, le spectacle est hallucinant et la bataille gagne en intensité. Le légionnaire Alberto Rachef témoigne : « Se frayer un chemin parmi les morts et les vivants, amis et ennemis entremêlés, ne pas sauter sur les mines, se battre au corps à corps pour forcer le passage, le tout sous une pluie de mitraille, arrosé au lance-flammes dont les lueurs rougeoyantes trouant l’obscurité ajoutaient au spectacle quelque chose de diabolique… ». Derrière les brenn carriers, les ambulances s’enfoncent dans la nuit. C’est la fuite en avant, les actes individuels de courage sont nombreux ; chacun conquiert sa liberté en passant sur le corps de l’ennemi. Le lieutenant Dewey de la 13 DBLE, charge jusqu’à la mort, son brenn carrier, éventré, finit sa course en écrasant les servants du canon de 50 qui l’a frappé. En pleine sortie sous les balles, un légionnaire appelle le Père Lacoin « Monsieur l’aumônier, j’ai ici un mourant, arrêter-vous ! » ; celui-ci qui ne pouvait pas s’arrêter, lui crie « Mon ami, cette nuit, nous monterons tous au paradis ! Laisse passer ! ».
À 7 h 30, la brume se lève, la colonne de secours décroche emmenant 2 000 rescapés de l’enfer. Quelques isolés rejoindront plus tard, retrouvés par les patrouilles d’automitrailleuses, d’autres seront capturés ou périront dans le désert à jamais inconnus. A midi, le poste de Gasr el Abid, sur la frontière, annonce que Koenig et Amilakvari y sont sains et saufs.
Durant le siège, 224 hommes ont été tués ou blessés grièvement. Au cours de la sortie il y aura 41 tués, dont 15 officiers, 125 blessés et 813 disparus. Le 10 juin, la 15e Panzer arrive pour participer, avec la 90e légère, « la Trieste » et des groupes de reconnaissance, à l’assaut final et donner le coup de grâce aux Français. Le 11 juin, un bombardement aérien massif de 100 avions bouleverse la position que pilonnent au même instant 21 groupes d’artillerie. Les chars et l’infanterie s’avancent, face à eux quelques isolés, blessés pour la plupart, tirent leurs dernières cartouches, la surprise est totale, l’ennemi a du mal à comprendre ce qui s’est passé, en cette nuit d’apocalypse.
Le 15 août, le cargo Nino Bixio transporte 400 prisonniers vers Brindisi, il est torpillé par un sous-marin. Cent cinquante-quatre survivants de Bir-Hakeim trouvent ainsi la mort, disparus en mer.
Elles furent nombreuses et ne peuvent être limitées aux pertes infligées à l’ennemi. Tout d’abord une victoire stratégique a été remportée. En fixant durant neuf jours la totalité des forces de Rommel, la brigade sauve la VIIIe armée du désastre. Les Alliés ont le temps d’occuper la position de résistance d’El-Alamein avec des divisions fraîches récemment arrivées. « Sans la résistance de Bir-Hakeim, déclare M. Churchill, la guerre eut duré deux ans de plus ». Bir-Hakeim est aussi une victoire morale, Hitler lui-même reconnaît que « les Français sont les meilleurs soldats du monde, après les Allemands, Bir-Hakeim en est la preuve ». Bir-Hakeim est enfin une victoire aérienne, Rommel a obtenu pour le front de Libye la priorité du soutien aérien au détriment du front russe. Le général von Valdau, commandant l’aviation de Libye, proteste contre l’usure et la fatigue des pilotes engagés sans arrêt sur Bir-Hakeim ! Le maréchal Kesserling affirme : « les avions utilisés sur Bir-Hakeim ont durement manqué à Stalingrad. »
En France, des tracts, revues et journaux clandestins commentent cette première revanche française prise sur les Allemands. Dans plusieurs départements, des maquis prennent le nom de Bir-Hakeim. L’âme de la Résistance se fortifie de notre lutte et nos morts vont faire lever par centaines des combattants de l’Intérieur.
Au plan politique, au cours des mois qui précédèrent Bir-Hakeim, les rapports entre le Général et Winston Churchill étaient devenus très difficiles. Les ingérences de nos Alliés au Levant, la prise de Madagascar en étaient la cause. Le Premier ministre britannique saisit alors l’occasion qui se présente à lui et renoue des relations cordiales avec le chef de la France Libre : Madagascar est rendue à l’administration française.
Nul n’a su mieux que le général de Gaulle exprimer l’importance du sacrifice consenti par ses volontaires : « La Nation a tressailli de fierté en apprenant ce qu’ont fait ses soldats à Bir-Hakeim. Braves et purs enfants de France qui viennent d’écrire avec leur sang une des plus belles pages de gloire. »
Winston Churchill, recevant, le 10 juin 1942, le général de Gaulle, lui a dit : « C’est un des plus hauts faits d’armes de cette guerre. »