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Puyloubier, légion de vin d'honneur

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| 21 Mai 2010 | 19535 vues

La cuvée Esprit de Corps est un Côtes-de-Provence élaboré au château-musée de la Légion étrangère par des soldats à la retraite. Défi entre sarments et tannins.

Publié par Carole Rap - 21.05.2010 à 14h45 | Le Monde

"Le vin fait partie de la culture de la Légion. Avant, à table, il y avait le quart de vin réglementaire. Après plusieurs jours sur le terrain, on buvait un bon coup, pour se décontracter et faire la fête”, se souvient Nicolas Dadiani, un Géorgien de 62 ans dont vingt-cinq passés à la Légion. Mais cet ex-adjudant-chef, reconverti dans la commercialisation du vin produit par ses pairs, met en garde contre la légende du légionnaire ivre au combat : “En opération, si vous êtes saoul, vous pouvez vous faire tuer. Et aucun homme n’a envie de se faire tuer”.

Hors du réfectoire, le rouge coule aussi lors des repas de cohésion, ces joyeux banquets faits pour renforcer la solidarité autour de certains mythes fondateurs. Ainsi légionnaires (aux képis blancs) et sous-officiers et officiers (aux képis noirs) trinquent-ils ensemble le 30 avril, jour de la commémoration de la bataille de Camerone en 1863 au Mexique, où une soixantaine d’entre eux se sont battus presque jusqu’au dernier pour défendre un convoi français. Mais aussi lors de la Saint-Michel, patron des parachutistes ou encore pour la Saint-Georges, protecteur des cavaliers. Et bien sûr le soir de Noël que tout légionnaire, même marié, se doit de passer en famille, comprendre : à la Légion. “Dans ces fêtes, le vin est le trait d’union avec les anciens, puisqu’il est produit par les anciens”, souligne le colonel Lantaires, directeur du foyer d’entraide de la Légion étrangère. Car, qu’il enivre ou égaye, le pinard, servi depuis les années 1970 au sein des régiments, sort de leurs rangs. Cet AOC Côtes-de-Provence aux trois couleurs, (même si les soldats préfèrent le rouge), est produit par les membres de l’Institution des invalides de la Légion étrangère (IILE), à Puyloubier. Un village niché au pied de la montagne Sainte-Victoire, où d’anciens képis blancs ont trouvé refuge, occupant leurs journées à travailler la vigne, à façonner des plats en céramique ou à relier des livres.

En janvier, ils sont une dizaine à tailler les sarments, parfois chaussés de rangers ou vêtus de pantalons treillis. “Mes respects mon adjudant-chef”, lance un ouvrier agricole en passant devant le chef de viticulture Alain Lonjarret, retourné à la vie civile depuis peu, après trente ans de Légion. “Bonjour Picard”, rétorque celui-ci, usant du seul nom de famille comme il le faisait en “opération”, quand tout devait aller très vite. A Puyloubier, l’appellation par le grade est la coutume, même si les viticulteurs sont désormais en civil. La vie de soldat a laissé d’autres traces. Celles de l’obéissance pour les ex-militaires du rang ; celles du commandement pour les cadres. “Toute leur vie, ils ont été commandés. Il faut leur dire : va ici, fait cela…”, justifie Alain Lonjarret. Lui aime travailler ici, avec “ses” anciens, en écho à son autre vie. En plein cœur de l’hiver, quand les rangées de ceps noirs dressent leurs deux branches écartées, tels des hu­mains aux bras levés, il s’imagine sur le terrain. “Quatre mille pieds de vigne multipliés par trente-neuf hectares… le matin, toute une armée m’attend. Une vigne, si on ne l’entretient pas, elle meurt. Un soldat, c’est pareil”. Un coup de sécateur brise la poésie. Les sarments jonchent la terre comme autant de cadavres ou de membres tranchés sur le champ de bataille.

Bientôt, ces sarments seront broyés directement au sol pour accélérer leur décomposition. Quelques semaines auparavant, cinq cents moutons et brebis parqués là ont apporté leur fertilisation naturelle, complétée ailleurs par du crottin de cheval. L’institution a en effet adopté une démarche de viticulture raisonnée. Son objectif : améliorer la qualité de son vin afin de le proposer au grand public. Car elle cherche à rentabiliser l’accueil de ses anciens, une activité déficitaire de 600 000 euros par an. Depuis les vendanges de 2007, elle suit les conseils de spécialistes liés à de grands vins de Bordeaux, comme le premier grand cru classé château-coutet ou le château-les trois croix. Le raisin, apporté à la cave coopérative du mont Sainte-Victoire (la plus grosse cave en appellation Côtes-de-Provence), est désormais vinifié à part, dans cinq cuves en inox spécifiques à la Légion. Ainsi est née la cuvée Esprit de Corps – 80 000 bouteilles en 2008, plus haut de gamme que les cuvées dites Classique et Terroir – 60 000 bouteilles chacune, destinées aux régiments. Bien que réduite de 20 %, suite à la grêle du début août, la récolte 2009, de 227 tonnes, porte ses fruits. Pour la première fois, Esprit de Corps en rouge sera assemblé à partir de Mourvèdre, aux côtés des traditionnels cépages syrah et grenache. Une nouveauté visant à obtenir un nectar “assez agréable, rond, élégant, souple, aromatique, pas très structuré, à boire rapidement”, espère le directeur de la coopérative, Jean-Claude Lopez. Pour le rosé, assemblage de grenache, syrah, cinsault et rolle. Enfin, Esprit de Corps en blanc, composé de rolle à plus de 90 %, est vinifié en barrique de chêne, pour lui donner un côté boisé, un léger vanillé et de la rondeur. Les mises en bouteilles s’échelonneront entre fin février pour le rosé, mai pour le rouge et juin pour le blanc. Les flacons à l’insigne de la Légion, une grenade à sept flammes incrustée dans le verre, seront entreposés dans un hangar climatisé, près du dortoir des pensionnaires.

Les visiteurs les trouveront dans la boutique du domaine parmi vestes, pulls et sacs à dos marqués de la grenade et des assiettes en céramique fabriqués dans l’atelier juste à côté. La visite se prolonge par le musée de l’Uniforme légionnaire (de 1831 à 1962) situé dans le château. Déambulation mémorielle au milieu de mannequins vêtus de rouge, de bleu, d’ocre ou de vert selon les lieux et les époques, coiffés d’un chapeau en 1831, année de la création de la Légion, puis du képi à partir de 1850. Cette collection unique est l’œuvre d’un ancien pompier, Raymond Guyader, pris de passion pour cette armée depuis qu’il vit un képi blanc à l’âge de 12 ans. Posté à l’entrée du musée, un vieil homme lit un roman. A bientôt 80 ans, Gérard Jantzen a gardé un accent trahissant ses origines allemandes. Engagé dans la Légion de 1949 à 1954, il a traversé plusieurs guerres, celle d’Indochine puis celle d’Algérie. “En 1954, quand j’ai donné un jour de solde pour la construction de Puyloubier, j’ai râlé comme tout le monde. Je ne pensais pas qu’un jour, je viendrai ici”.
 
 
"Notre dignité : ne pas abandonner un camarade"

 En 1953, l’Etat français acquiert un domaine de 220 hectares serti d’un château du XIXe siècle, en Provence. Un an plus tard s’y installe l’Institution des invalides de la Légion étrangère (IILE) qui dépend du foyer d’entraide de la Légion étrangère (FELE).

Actuel directeur de l’IILE, le lieutenant-colonel Jouannic, rappelle que “1954, c’est Diên Biên Phù, avec des centaines de blessés. Un soldat étranger, c’est souvent quelqu’un qui a fui de chez lui et ne peut y revenir”. Cette année-là, l’ensemble des légionnaires offre une journée de solde pour la construction d’un bâtiment destiné à accueillir les hommes devenus invalides.

Ils étaient près de 180 à l’ouverture en 1955, ils sont la moitié aujourd’hui. Le profil des pensionnaires s’est modifié. Les soldats du début, jeunes mais handicapés lors d’une bataille, ont laissé place à d’autres, plus âgés, dont les blessures sont surtout celles de la vie. Malades, au chômage, sans famille, ils ont entre 41 et 84 ans. Ils sont d’origine italienne, belge, allemande, espagnole ou française.

Ceux qui se sont engagés à servir la France “avec honneur et fidélité” savent que, en contrepartie et sans condition, ils pourront faire appel à la Légion. “Notre honneur est de ne pas abandonner un camarade. Dans la vie comme sur le terrain, on n’abandonne pas un homme”, martèle le colonel Lantaires, directeur du FELE. Pour maintenir la dignité de “ses” hommes, et pour aider les plus jeunes à se réinsérer, l’institution a voulu qu’ils se sentent utiles. D’où l’idée de leur confier une activité quotidienne. Pour certains, c’est la vigne.