LE

1991 - La prise d'As Salman

Retour
| 17 Mars 2017 | 27175 vues

En  février 1991, la division Daguet, forte de 12.000 hommes, participe à une immense coalition multinationale chargée de libérer le Koweït de l’invasion Irakienne. La division française reçoit pour mission d’assurer la couverture du flanc Ouest de la coalition, de détruire la 45°division d’infanterie Irakienne qui lui fait face  puis de s’emparer, dans les plus brefs délais, de l’aérodrome d’As-Salman, plate-forme aéroportuaire située à 150 Kms de sa base de départ et dont le contrôle est  jugé de la plus haute importance par le Haut Commandement Américain pour la poursuite des opérations. Le 2°REI est chargé, en liaison avec le 1° REC et une compagnie de combat génie du 6° REG de la conquête de cet objectif.

 

 

 

Le 21 février 1991 au soir nous assistons, en spectateurs avertis, au dernier bombardement allié, pratiquement sous nos yeux. C’est d’autant plus impressionnant que la terre tremble violemment sous nos pieds, car les bombes ne tombent pas loin. Ainsi s’achèvent trente six jours de bombardements intensifs et ininterrompus, représentant à l’évidence un tonnage colossal d’engins largués. Tous les types de bombes (y compris expérimentales) ou missiles ont été utilisés tant sur l’infrastructure que sur les troupes irakiennes. A entendre les déflagrations, surtout depuis une dizaine de jours, j’imagine qu’il ne doit pas rester beaucoup de vie au sol. Demain, ce sera à nous de le vérifier, car nous ne savons rien de ce qui nous attend dans la profondeur, à l’exception de la bande des 20 premiers kilomètres.

Le 22 février au petit matin, je reçois deux ordres:

-    faire revêtir à tous la tenue bariolée sable,

-  prendre pied sur la "falaise" située en territoire irakien, afin de permettre au sous-groupement ouest  de la division Daguet, dont nous sommes avec nos frères du 1°REC l’élément de tête,  de passer le plus rapidement possible en Irak.

La falaise est en réalité un escarpement ensablé d’une trentaine de mètres d’altitude. Mais dans l'imaginaire collectif, elle est presque devenue le Mont-Blanc! Elle domine la zone frontière avec son fortin irakien planté au sommet, mais ne représente pas un obstacle potentiel pour notre débouché, d’autant qu’elle n'est plus tenue depuis le 3 février, suite à un tir d’artillerie massif mis en place par la Division, à ma demande ! Toutefois, elle reste un point clé du terrain qu’il nous faut contrôler rapidement puis aménager pour faciliter le passage futur des très nombreux (et parfois lourds) véhicules du sous-groupement OUEST.

A 14 heures, nous débutons le déplacement, non sans  avoir préalablement revêtu la tenue NBC. Confiants mais un peu tendus, nous traversons la zone frontière, vaste billard de trois kilomètres qui nous sépare de la falaise. Le capitaine DEUTSCHMANN, officier adjoint  au chef opérations coordonne le déroulement de ce franchissement . Le silence est écrasant…malgré le bruit des moteurs… Tout se passe bien. A 18 heures s’achève la conquête en terre irakienne d’un large périmètre de sécurité tenu par la moitié des unités du régiment, installées en demi-cercle. Je m’installe au centre de ce dispositif avec mon chef opérations, le Lieutenant-colonel Michel GERMAIN, un officier dont les compétences n’ont d’égales que les qualités de cœur. J’ai en lui une totale confiance, c’est un travailleur acharné, aimé des légionnaires et qui suscite l’adhésion de tous par sa bonne humeur et son entrain communicatif.

Nous faisons quelques prisonniers lors de la mise en place. Ce sont de pauvres bougres, sales et affamés, qui jettent leurs armes à la première  injonction, avant même que le feu ne soit ouvert ! Mon second, le lieutenant-colonel Antoine LECERF, est resté en deçà de la frontière avec l’autre moitié du régiment. Il me tarde de regrouper tout le régiment en Irak.

Vers 21 heures, tous sens aiguisés, nous tentons de prendre quelque repos, heureux et fiers d’être les premiers soldats de la coalition à avoir pris pied en Irak.

Le 23 à partir de 7 heures, la compagnie de génie combat du capitaine RITTIMAN (6° régiment étranger de génie), donnée en renfort au régiment, débute ses travaux d’aménagement routier de l’escarpement. Elle va travailler d’arrache-pied pour permettre le passage du 1° REC en fin de soirée. Dans le même temps l’escadron antichar du capitaine MINTELLI (1° RHP), qui vient de relever au sein de mon régiment  l’escadron du capitaine GALLY-DEJEAN (1° RHP), procède au balisage et à l’équipement de la zone. Tout au long de ces cinq jours, cet escadron réalisera un admirable travail de guidage (surtout de nuit) et de topographie qui facilitera grandement le déplacement en toute sécurité du régiment. J’aurai le plaisir de pouvoir distinguer le capitaine MINTELLI, qui sera fait 1° classe d’honneur de la légion étrangère.

Vers 16 heures les unités du régiment encore en Arabie Saoudite rejoignent le dispositif, suivies quelques minutes plus tard par le 1°Régiment Etranger de Cavalerie du colonel Hubert IVANOFF. Le 1° REC dépasse nos positions et s’installe pour la nuit face au nord, quelques kilomètres plus loin, en mesure d’attaquer en tête demain matin à l'aube.

J'assiste à hauteur du fortin irakien au passage des escadrons du 1°REC, c’est impressionnant de force, de puissance et d’ordre ! Le colonel IVANOFF ralentit, puis me tend la main depuis son VAB/PC, permettant ainsi au digne représentant du SIRPA ,présent sur les lieux, d’immortaliser l’instant par une photo dont la légende sera la suivante: "Fraternelle poignée de mains échangée entre les deux chefs de corps avant l'engagement"….il ne manque que le roulement de tambour ! En fait, le colonel IVANOFF me glisse rapidement dans la main deux précieuses boites de cachous LAJAUNIE, bonbons au ZAN, denrée dont je manque cruellement depuis quelques jours et qu’il possède encore en quantité suffisante….Ainsi s’écrit la petite histoire, qui évite de se prendre par trop au sérieux !

Au cours de cette même journée, une équipe de spécialistes militaires venus de France pour la circonstance, tente laborieusement de faire décoller à partir de nos positions en direction des lignes irakiennes un MART (mini avion de reconnaissance téléguidé), véritable ancêtre du Drone. Après plusieurs essais infructueux, le MART décolle enfin et transmet des photos intéressantes du dispositif irakien. Il est malheureusement abattu quelques instants plus tard, après la réception des premiers clichés.

Le hasard voudra que nous retrouvions le MART  le lendemain matin quinze kilomètres plus au nord (sans sa caméra et criblé de balles de Kalachnikov). Il trônera pour le reste de la campagne sur le toit du VAB du capitaine LEFEVRE, notre officier artillerie. Je lui en ferai cadeau et Lefèvre fera  installer le MART dans la salle d’honneur du 68° Régiment d’artillerie d’Afrique de La Valbonne, où il est toujours en place! Le capitaine LEFEVRE sera lui aussi fait 1° classe d’honneur de la légion étrangère à ma demande et par mes soins pour son étroite et fructueuse collaboration ainsi que pour la qualité exceptionnelle des tirs d’appui qui seront délivrés au profit du régiment pendant la durée de l'offensive.

 Le 24 février à 5 heures le général JANVIER transmets à la radio l’ordre d’opérations. Auparavant, nous avons tous revêtu la combinaison de protection NBC que nous ne quitterons que deux jours plus tard. Mon officier NBC, le capitaine DEUTSCHMANN qui, pendant des mois de préparation, a inlassablement instruit et contrôlé tous les spécialistes du régiment en ce domaine est à mes côtés et suit attentivement l’évolution de la situation, prêt à faire mettre en œuvre les mesures d’urgence !

Les missions que nous recevons du général Janvier sont déjà bien connues … mais ce moment est particulièrement solennel …car c'est la voix du chef juste avant l’engagement: elle est ferme, grave, chaude mais aussi empreinte d’émotion lorsqu’ il lâche le fameux "EN AVANT". Nous ignorons où, quand et même si nous nous reverrons, mais les dés sont jetés et l’heure de vérité va sonner ! Nous avons pour mission, avec le 1° REC, d’assurer la couverture ouest du dispositif d’ensemble de la coalition, avant de conquérir l’aérodrome militaire d’AS-SALMAN, situé à 150 kilomètres au nord est de notre position actuelle.

A 5 heures 15 le 24 février, le 1° REC débouche de la falaise puis mon régiment lui emboîte le pas à 5h 45. Bien sur je n’ai pas encore dormi, attendant impatiemment et fiévreusement cet instant. Commence alors une chevauchée fantastique qui va durer 36 heures, jusqu’au lendemain 25 février à 19 heures, heure à laquelle nous aurons achevé la conquête de l’aérodrome d’As-Salman et donc rempli notre mission !

De ces trente six heures, pour le moins intenses, j’ai retenu quelques anecdotes:

 

La médaille du 2

Au départ de l’action, le 24 février matin, je m’installe de manière à voir passer les compagnies, les unes après les autres …j’aurai tout le temps ensuite de reprendre ma place dans le dispositif du régiment. Les sept unités qui passent devant moi sont magnifiques d’allure derrière leur capitaine: il y a là MINTELLI (escadron antichar du 1°RHP), KERSABIEC (1° Escadron du RICM), CHAVANCY (2°Cie du 2), THIEBAULT (3°Cie du 2), REVIERS (4°Cie du 2), GRISERI (CEA du 2) et enfin ROUART (CCS du 2). Ils dégagent une impression d’ordre, de confiance et de puissance. Chaque capitaine ralentit pour me saluer en me regardant droit dans les yeux avec un sourire radieux …C’est le moment que je choisis pour sortir, à leur grand désarroi, la médaille du régiment que tout officier servant au 2 doit porter sur lui pour pouvoir la présenter au chef de corps à chaque instant, quels que soient l’heure, le lieu, l’activité ou la tenue. Cette tradition, empruntée aux Américains, fut instituée par le regretté Colonel FRANCOIS, prestigieux chef de corps du 2° REI de 1984 à 1986. Depuis lors, elle est restée en vigueur. Bien sur, il y avait toujours quelque officier en infraction, d’autant que les contrôles étaient fréquents, y compris … à la piscine ! En cas de manquement, la sanction était immédiate : champagne pour tous les présents du moment au repas de midi.

 

En ce 24 matin, aucun de mes commandants de compagnie n’est en mesure de présenter la précieuse médaille, sans nul doute conservée en lieu sûr…Eu égard aux circonstances particulières, je ne leur en tiens pas rigueur, mais je sais qu’ils n’ont pas oublié ce clin d’œil à un moment où l’ambiance était plutôt empreinte de gravité.

 

 

L’ouverture des brèches

Dans le cadre de la préparation de notre assaut sur l'aérodrome d'As-Salman, nous n'avons pu résoudre, loin s’en faut, toutes les inconnues. Il en est une de taille, qui concerne l'approche : la bande des 3 à 400 mètres, précédant la barrière domaniale qui ceint le terrain d’aviation, sera-t-elle ou non minée? J'ai proposé au général Janvier que cette mission de reconnaissance pointue soit confiée aux CRAP récemment arrivés de France : ces commandos « d'élite » regroupés au sein d'un détachement spécialisé ne sont-ils pas les meilleurs parachutistes de chaque régiment et donc les plus valeureux soldats de notre armée de terre? Mais ma proposition n'est pas retenue. Nous assurerons donc nous-mêmes cette reconnaissance.

Ainsi avions-nous prévu de pratiquer deux brèches dans la clôture d’enceinte en des points bien précis pour ouvrir un passage aux unités et leur permettre d’atteindre leurs objectifs sans être retardées. Pour réaliser cette tâche avec succès tout en évitant le franchissement de champs de mines, le 6° REG a été doté de deux «Micklik»…Ces engins sont capables de projeter en avant du dispositif de longs rubans de Bangalore d’une centaine de mètres qui, au moment où ils retombent au sol en explosant , déblaient un large passage (quatre à cinq mètres). Le premier fonctionne parfaitement. En face de la seconde brèche se trouve le capitaine de KERSABIEC, commandant le 1° escadron du RICM (Régiment d’Infanterie Chars de Marine) jumelé avec une de mes compagnies. KERSABIEC nous a rejoints en janvier , dans le cadre des renforcements de la division et s’est intégré en un rien de temps au sein du régiment. Son escadron est a son image : rapide, vif et efficace, quel que soit le domaine abordé.Nous travaillons d’emblée en parfaite intelligence et harmonie. A la troisième tentative infructueuse de lancement du Micklik, alors que l’attaque débute un peu plus loin,  KERSABIEC m’appelle à la radio. Je le sens agacé par ce contretemps, mais lui demande encore quelques instants de patience. Puis, plus de contact. Dix minutes après, il me rend compte qu’il est entré dans l’aérodrome, après avoir défoncé avec sa jeep la barrière domaniale et en avoir emporté une bonne partie derrière lui…La prise des objectifs qui lui étaient assignés restera pour moi un modèle du genre: rigoureux dans l’âme, il a pris soin d’enregistrer sur une minicassette la totalité des échanges radio qu’il tient avec ses chefs de pelotons pendant toute la durée de l’attaque et donc de la prise à partie de chacun des blindés ennemis. Ce document exceptionnel aurait mérité de figurer utilement dans les bibliothèques des écoles et régiments de l’arme blindée cavalerie. Mais peut-être est-ce le cas. Le capitaine de  KERSABIEC sera le troisième et dernier de mes capitaines donnés  "en renforcement" auquel j’aurai l’honneur de remettre le galon de 1° classe de la légion étrangère.

 

Des appuis au plus près

Dans le cadre de l'attaque de l'aérodrome, nous mettons sur pied, avec le colonel Hubert IVANOFF, un PC jumelé, chacun commandant ses propres unités. C’est tout à fait original et contraire aux règlements en vigueur. Ce procédé, pour le moins surprenant, car il n'y a pas de chef unique désigné pour la conduite d'ensemble de l’opération, fonctionnera remarquablement car Hubert et moi sommes liés par une profonde et vieille amitié. La seule réserve reste, à l’évidence, la vulnérabilité aux tirs d'artillerie d'un tel PC...mais, encore une fois, la chance sera de notre côté. En effet, en pleine conquête de l'aérodrome, vers 16 heures 30, nous sommes pris sous un bref mais puissant tir d'artillerie : nous n'avons d’ailleurs  jamais pu déterminer (et pour cause) si les obus venaient d'en face ou… de chez nous!

Pendant l’assaut donné par les binômes "escadron-compagnie" sur les différents objectifs qui leur avaient été assignés, la complémentarité fonctionne à merveille…Mais il est vrai que nous avons « répété » ces actions un nombre infini de fois ! J’ai, en accord avec Hubert, conservé sous mon contrôle les feux des deux sections de mortiers lourds (SML) du régiment pour délivrer les appuis au plus près et en coordination avec son action. Ma confiance est telle envers les chefs de sections de mortiers et les capitaines appuyés que certains obus de 120 mm tombent au plus près des unités de tête, au risque de les atteindre…ce qui n’est tout de même pas le but recherché.

Un de mes capitaines finira même par me demander, avec une pointe d’émotion dans la voix, d’allonger un peu le tir, les éclats d’obus fusant dans son environnement immédiat… Je réalise alors quelle précision et quelle maîtrise du tir nos SML ont réussi à acquérir en quelques mois. Mais il est vrai que, compte tenu des conditions d’entraînement, le résultat atteint semblait normal.

 

Encore une coïncidence

Le 25 février à 18 heures 30, nous rendons compte au colonel LESQUER, chef de notre sous-groupement, que l’aérodrome est sous contrôle. Ce sont exactement les date et heure auxquelles mon fils est né il y a tout juste 20 ans. La vie n’est sans doute qu’une succession de hasards, mais en ce qui me concerne, ce hasard fait bien les choses…Pendant quelques instants, je pense très intensément à lui et à sa maman, tout à la joie de ce merveilleux souvenir, maintenant auréolé de la victoire que nous venons de remporter!

C’est beaucoup pour un seul homme et plus que je ne peux en supporter pour le moment.

Je décide donc d’aller rendre visite aux sous-officiers de tir des deux  sections de mortiers, principaux artisans de ce succès sans pertes, armé de deux bouteilles de whisky (conservées à l’état neuf dans mon VAB depuis octobre 1990), d'autant que nous ne sommes plus en « terre sainte ». Ils sont, comme moi, fiers de cette victoire éclair, heureux, mais sans plus, d’avoir correctement rempli leur mission, surpris aussi que tout soit allé aussi bien et aussi vite. Curieusement, nous ne touchons qu'à peine à l’alcool, tout juste une  gorgée, qui fait d’ailleurs plus de mal que de bien. Elle brûle le gosier, puis l’estomac; à l’évidence nous ne sommes pas encore mûrs pour l’apéritif.

 

Les cluster bombes (CB) ou bombes à fragmentation

           Chaque soir, il fait nuit vers 17 heures. Mais en ce 25 février, nous y voyons presque comme en plein jour, car de nombreux ouvrages et engins ennemis sont encore en train de brûler. Il faudra attendre le lendemain matin pour que le dépôt de munitions de l’aérodrome achève de bruler et d’exploser, après avoir été touché de plein fouet par les premiers obus des mortiers. Toutes les unités du 2° REI et du REC chargées de la conquête de l’aérodrome ont coiffé leurs objectifs et s’installent pour faire face à un éventuel retour offensif de l’ennemi : d’ailleurs, le général me demande de ne laisser sur place que le minimum vital pour opposer une résistance. Je laisse sur la piste d’envol l’escadron KERSABIEC et à l’entrée nord de l’aérodrome (mais dans l’aérodrome) la 3° compagnie du capitaine THIEBAULT.

Tous feux éteints, nous évacuons ensuite la zone en bon ordre pour nous installer dix kilomètres plus loin en garde face au nord et à l’ouest, le 1°REC complétant le dispositif. A 21 heures, tout est en place. Dans la soirée je reçois la mission d’effectuer le 26 matin, au lever du jour, la fouille complète de l’aérodrome. Mon état-major, sous la conduite de Michel GERMAIN, prépare les ordres en conséquence. Tout en restant vigilant, il est temps de prendre quelques heures de repos. Le caporal-chef KUHAR, responsable de la popote officiers, m’a préparé dans un container une sorte de petite chambre, avec lit, matelas (d’où viennent-ils?), lampe de chevet, rafraîchissements pour la nuit ainsi que des fruits (d’où viennent-ils eux aussi, car l’emploi du temps de ces dernières 36 heures ne lui a guère laissé le temps d’aller faire des courses en ville). Merveilleux légionnaires qui m’ont toujours surpris et me surprennent encore ! Je me laisse couler dans cet espace "quatre étoiles", attendant un hypothétique sommeil qui, bien sur, ne vient pas, tant je suis énervé et heureux de notre mission réussie, qui plus est , pour l'instant, sans la moindre perte. Pour la première fois depuis le 15 septembre 1990, je me surprends à penser à des lendemains qui chantent.

A 7 heures 30, nous sommes en place pour débuter la fouille de l’aérodrome. Chaque compagnie a sa zone de responsabilité. Mais un événement impondérable est survenu… Une très violente tempête de sable s’est levée pendant la nuit et la visibilité est nulle. Dans ces conditions, il serait irresponsable de fouiller le  terrain semé d’embûches. J’en rends compte au général Janvier qui me demande toutefois de démarrer dès que possible la reconnaissance. Une mauvaise nouvelle n’arrivant jamais seule, le commandant de la 3° compagnie qui a passé la nuit sur la partie nord de l’aérodrome, s’aperçoit qu’il est au beau milieu d’un champ de cluster-bombes (CB) américaines. Descendant de mon VAB/PC pour rejoindre celui de Michel GERMAIN, situé à quelques mètres, je découvre moi aussi deux CB entre nos véhicules. Elles sont immédiatement matérialisées par une coiffe mais restent dangereuses, car pouvant exploser à chaque instant. Compte tenu de la situation, je rends à nouveau compte au général JANVIER que je ne peux  procéder à la fouille de l'aérodrome tant que perdureront ces conditions météorologiques désastreuses...

Toutefois, profitant d’une brève  accalmie, je décide à 10 heures de lancer la fouille. A 12 heures elle est terminée. Chance inouïe, pas une des innombrables CB n’explose au passage des unités. Entretemps, je découvre l’état des lieux: il reste quelques corps de soldats Irakiens déchiquetés et calcinés, dans toutes les positions : bien sur, tout cela nous avait échappé de nuit, d’autant que nous nous déplacions en black-out…

En début d’après-midi, un bataillon de génie américain arrive en renfort pour nous aider à sortir sans encombre de ce champ de mines, formé par les centaines de CB, ou nous nous sommes installés, inconsciemment et bien involontairement. Le contact avec les sapeurs US est fort peu chaleureux et je sens dans l'attitude de leur chef une pointe de condescendance à l'égard  des pauvres « Frenchies » que nous sommes, déstabilisés par la présence de quelques malheureuses CB ! Hélas, à 16 heures 30, à quelques deux cent mètres des VAB de mon PC, sept « sapeurs spécialistes » américains sont littéralement hachés menu en manipulant un container de CB (il y en avait plus de 300 dans le dit container !). Le spectacle se passe de commentaires. A 17 heures 30 le bataillon américain, très éprouvé, quitte l’aérodrome. Leur chef, victime d'une crise de nerfs, sanglote pour se soulager un peu. Puis nous quittons l’aéroport à notre tour, derrière eux… Je ferme la marche avec mon PC, laissant sur place une compagnie pour la nuit avec toutes les consignes de vigilance qui s’imposent, et rejoins le gros du régiment qui a repris son dispositif de la veille. Malgré la fatigue, je n’arrive toujours pas à trouver le moindre sommeil réparateur…

La guerre est finie

Le 28 février à 8 heures, les clairons sonnent "le cessez le feu". Souvenir inoubliable, d'autant que nous entendons cette sonnerie pour la première fois (et pour cause!). Pour autant, je suis conscient que nous ne sommes pas encore à l’abri du danger, tant le champ de bataille reste pollué.

 A 8 heures trente, les chefs de corps sont convoqués au PC de la division; arrivé un peu en avance, je profite de la présence d’un téléphone satellite posé sur une table, pour demander à mon ami, le colonel François DUREAU, chef OPS de la division, l’autorisation de passer deux coups de fil en France : l'un à mon épouse, pour lui annoncer que tout est fini et que nous sommes tous sains et saufs; l'autre au général MOUSCARDES pour le remercier de notre victoire, à laquelle il a largement contribué au travers de la préparation intensive menée sous son commandement pendant des  mois .

La mission est remplie, sans perte, ce qui vaut pour moi tous les titres de gloire et toutes les décorations. Mais beaucoup ne partagent pas mon avis, en particulier les légionnaires. J'ai bien du mal à leur faire admettre qu'une victoire, pour être crédible, ne doit pas obligatoirement être accompagnée d’un cortège de morts: nous avions pour nous la maîtrise du ciel, la supériorité matérielle et une préparation sans failles. Et, par dessus tout, nous avons eu tout au long de cette aventure, beaucoup de chance...A titre d’illustration: de retour à Nîmes les véhicules du régiment auront parcouru au cours de l'opération près de deux millions de kilomètres sur route et en tout terrain sans aucun accident grave , ni de personnel ni de matériel...!

Pour terminer ce court récit , je veux rendre ici un vibrant hommage à la grande compétence du capitaine REBEROL chef des services techniques ainsi qu’à celle du capitaine MONSEGUR, officier mécanicien : ils furent les principaux artisans de ces résultats exceptionnels , en permettant au régiment motorisé que nous étions d’être toujours présent au bon endroit , au bon moment et dans les meilleures dispositions techniques, pour pouvoir manœuvrer utilement, avec le maximum de chances de succès. Enfin, l’instruction dispensée sans relâche par mon officier NBC, le capitaine Michel DEUTSCHMANN, permit au régiment de remplir sa mission dans les meilleures conditions de sécurité et de protection face à cette terrible menace. Merci, Michel.

                                                  Par le général Y.DERVILLE, commandant le 2° REI de1990 à 1992.