L’honneur que me réserve la Légion étrangère me touche au plus profond ainsi que celui que vous me faites, Monsieur le chef d’état-major des armées, de recevoir à cette occasion mes amis de la Légion, d’autres qui la connaissent et qui l’aiment, ainsi que ma famille.
Je n’ai pas comme François sué à Arta, ni comme Sylvain sauté de liane en liane dans la jungle guyanaise avec le 3e REI, ni même comme Antoine testé des émotions nouvelles au 2e REP : le syndrome d’imposture est donc puissant !
Pour moi la Légion a commencé par une injonction, celle du général Bosser m’accueillant au ministère : « avant toute chose, il faut que tu ailles à la Légion » ; il savait que j’y trouverai un beau bouquet de problèmes juridiques, et je n’ai pas été déçue, mais aussi le sens de l’engagement militaire et des rencontres qui me donneraient à penser. Une injonction donc, avant de devenir un rêve et, grâce à vous, une patrie.
Le droit n’est pas si aride quand il n’est pas pur jus de cerveau et qu’il permet d’agir ; cette chance m’a été donnée et je l’ai vue comme telle, qu’il se soit agi de créer un fichier de souveraineté pour le recrutement des légionnaires qui soit fermé aux regards et immunisé de tout oukase européen, de les doter par la loi d’un droit dérogatoire et généreux au séjour, dans le respect de la double contrainte supra-constitutionnelle des cinq ans de vie au quartier et de l’imperium du commandement, d’entrer en pourparlers avec pôle emploi ou l’administration fiscale américaine, de défendre au nom de l’ontologie de la Légion et contre toutes les règles l’autonomie de son centre d’archives.
Autant d’occasions de rencontrer le ComLe et ses hommes, d’échanges inoubliables, de la ferme de Raissac à Aubagne. Et la tâche ne sera jamais finie, celle de protéger la Légion contre les atteintes que pourrait lui porter la grande main du droit commun qui, sous l’aiguillon bruxellois et parfois sous le pavillon d’une vertu bien mal placée, menace durablement la singularité militaire. Si la Légion parvient à créer une troupe homogène avec des gens de toutes origines, c’est, j’en suis convaincue, parce qu’elle refuse la monochromie et la linéarité, les clivages simplistes entre l’héritage et le progrès, et qu’elle cherche à enraciner la prouesse dans le quotidien, à brouiller la frontière entre la norme et l’exception. Il faut donc qu’elle vive juridiquement à l’abri d’une forteresse de bronze, car l’époque est friande de lits de Procuste… Le droit se dévoie quand il en est l’instrument ; mais que de combats restent à livrer pour lutter contre cette dérive !
Dans sa simplicité, j’aime ce poème de 1914 sur le volontaire étranger qui, cent ans plus tard, fonctionne toujours bien, en tout cas il parlera à mes enfants
Le monde entier disait : la France est en danger
Les barbares demain, camperont dans ses plaines
Alors, cet homme que nous nommions "l'étranger"
Issus des monts latins ou des rives hellènes
Ou des bords d'outre-mers, s'étant pris à songer
Au sort qui menaçait les libertés humaines
Vint à nous, et s'offrant d'un coeur libre et léger
Dans nos rangs s'élança sur les hordes germaines.
Mais c’est à un autre poète qui n’a rien à voir avec la Légion que j’ai pensé en recherchant comment vous dire ce qu’elle représente désormais pour moi. Un poète grec – beaucoup d’entre vous savent que ce pays m’est cher entre tous. Le ComLe, lors de ma visite à Castelnaudary, a d’ailleurs eu la délicatesse de me dénicher un légionnaire grec de catalogue, tant par l’enveloppe extérieure que par le fond : et pourtant c’est une denrée rare !
La même nécessité qui nous conduit à vivre et à mourir, à rechercher, à comprendre et à aimer, la même nécessité nous amène, c’est un article de mon credo, à tourner notre regard vers cette première aurore aux doigts de rose, vers la Grèce, demeure des dieux – et désormais partenaire stratégique majeur de la France !
J’en reviens à mon poète. Il s’agit d’Odysseas Elytis. Elytis est notamment l’auteur d’un poème qui est une espèce de monument national. Son titre, Axion Esti, inspiré par les premières paroles d’un hymne orthodoxe à la Vierge Marie, signifie littéralement “ceci est digne d’être loué”. Il y déploie les facettes d'un pays prestigieux, depuis l'esprit antique et les fastes byzantins jusqu'à l'expérience de la guerre mondiale, de l'occupation, de la guerre civile et recueille l'essence temporelle et intemporelle de la Grèce, incarnée dans le présent et tout entière portée par les sédiments de l'ancienne. Tout ce limon antique définit une patrie charnelle, unie par sa langue et son goût de la liberté, une patrie que tout âme peut faire sienne.
La Légion est ce bloc de granit post-napoléonien, ce poème épique qui plonge ses racines loin dans notre histoire et incarne aujourd’hui une promesse universelle : celle de la constitution d’une nouvelle patrie par l’apprentissage de la langue, par l’action de sous-officiers et d’officiers qui, tel des aèdes antiques, transmettent ce qu’ils ont reçu. Une patrie où la défense des traditions est au service d’un temps suspendu, d’un éternel présent où l’homme ne vaut que pour ce qu’il est maintenant, où il peut s’oublier, grandir, et se choisir un destin. Une patrie d’où émane une force mystérieuse, celle qui a poussé des hommes à partir pour une vie qu’ils devinent exigeante, dans un milieu inconnu dont ils ne maîtrisent pas la langue. Une patrie qui respecte le sanctuaire de la conscience, qui libère d’un passé encombrant ou non désirable, mais en vous faisant héritier de sa mémoire, de ses deuils et de ses gloires, d’un récit qui permet de sortir de soi et de devenir quelqu’un.
Bref, on explore avec la Légion ce qui fait la spécificité et l’universalité de la France. La Légion est au coeur de ce qui est digne d’être loué dans notre pays.
La Légion donne beaucoup au soldat qui la rejoint et lui demande beaucoup en retour, jusqu’à la perspective du sacrifice suprême, qui est une réalité dans cette force combattante, au coeur de la vocation expéditionnaire qui demeure celle de l’armée française. La Légion ne s’explique que si l’on est convaincu que la fidélité du légionnaire n’est ni soumission ni compromission, mais découle d’une profonde confiance et d’un acte de liberté.
Et de ce fait le légionnaire me ramène à Saint-Paul et à sa lettre à Philémon, qui nous rappelle que le christianisme est une religion de liberté et nous aide à comprendre ce qu’est celle-ci.
Paul, lui-même en prison, reçoit la visite d'Onésime, esclave en fuite de son ami Philémon, qu’il accueille comme la Légion accueille les fuyards ; après quelque temps, où Onésime est devenu chrétien, Paul le renvoie à son maître, avec une courte lettre, qui lui demande de l’affranchir. Paul ne se lance pas dans un sermon pour expliquer que l'esclavage est une abomination, évidemment incompatible avec la vie chrétienne. Il se contente de quelques mots nettement plus révolutionnaires: « Tu avais un esclave, et je te renvoie un frère ».
Cet épisode de l’esclave devenu frère pourrait parler lui-même de la Légion. Mais je vois un lien plus profond entre cette épître et les képis blancs. En refusant de forcer la conscience de Philémon, Paul souligne que la vie chrétienne n'est pas une affaire d'obéissance, mais d'amour libre du bien. Ce n'est pas du tout la même chose, c'est nettement plus exigeant.
La Légion, avec sa discipline stricte et efficace, qui donne mauvaise conscience à tous les parents, est une allégorie de la liberté telle que Saint Paul nous la propose : résister à la tentation normative qui menace toujours le coeur de l'homme, aujourd'hui au moins autant qu'hier ; car si notre société a voulu se libérer des injonctions morales religieuses, elle les a bien souvent remplacées par d'autres commandements tout aussi impérieux et par une inquiétude qui est l’ennemie de la liberté intérieure.
Je crois que la Légion est une sacrée école pour comprendre que la liberté authentique et profonde n'a pas grand-chose à voir avec la simple absence de contraintes extérieures. Le régime y est rigoureux mais la Légion est le refuge de la liberté : car elle se situe au-delà des réquisitions morales dans une époque qui n’admet plus ni l’oubli ni le pardon ; elle place la fidélité et la fraternité au cœur de la liberté.
Merci au père Légion d’avoir planté cet aiguillon au cœur de ma vie.
Pour finir, je voudrais évoquer le souvenir d’un grand oncle qui m’était très cher et qui est mon seul lien familial avec la Légion. Le général Jacques Bourdis, mort en 2007, compagnon de la Libération, est un de ces Français libres que leur affectation à la 13e DBLE a fait participer à toutes les campagnes de cette unité jusqu’à la fin du conflit à la frontière franco-italienne. Il s’est notamment illustré à Bir Hakeim à la tête de sa section de chenillettes, puis à El-Himeimat, préliminaire de l’offensive britannique à El Alamein, et a été blessé à plusieurs reprises. Après la guerre, il a servi en Allemagne aux côtés du général Koenig, puis en Indochine, en Algérie, avant de s’occuper comme notre CEMA de communication (à l’époque on disait information) et d’être chef du cabinet militaire du Premier ministre comme Benoît Durieux.
Entretemps, il avait été attaché de défense en Grèce et l’aimait autant que moi.
De la Légion, il était passé aux unités alpines, en cohérence avec notre ancrage familial. Pierre Messmer, dont il était très proche, a souligné que son caractère de montagnard le marquait et salué en lui un « Compagnon de la Libération d’un courage fier et joyeux ».
Longue et belle vie à la Légion qui incarne si bien ces vertus !
Madame Claire Legras,
directrice des affaires juridiques du Ministère des Armées
Légionnaire de 1ère classe d’honneur
| Ref : 767 | Date : 12-04-2022 | 12480