Les traditions à la Légion

Tradition : "Transmission de doctrines, de légendes, de coutumes pendant un long espace de temps ; l’ensemble de ces doctrines et légendes…" Voilà pour le Petit Larousse. Pour nous autres légionnaires, la tradition est l’expression d’une identité longuement cultivée et de notre spécificité juridique, physique et morale. Cet acier, dans lequel se trempe notre force collective et se conjuguent nos valeurs, porte un nom : l’inaltérable serment de fidélité.

« À vous, frères légionnaires, notre indicible affection ; à toi, belle Légion, notre impossible défection ». Voilà comment se conjuguent les traditions à la Légion étrangère : dans l’inaltérable serment de fidélité des anciens aux modernes. Et vice-versa. Photo CCH Ivanov © Légion étrangère.

 

Les quatre piliers de la tradition

Qu’on se le dise : les traditions ne se limitent pas à la célébration des fêtes régimentaires, à la perfection de l’uniforme, à la connaissance parfaite du carnet de chants, ni aux usages et coutumes qui distinguent la Légion des autres armes. Ce ne sont là que les manifestations de valeurs beaucoup plus profondes (dont nous ne revendiquons pas l’exclusivité) et qui constituent les solides fondations sur lesquelles reposent notre édifice : le caractère sacré de la mission, la rigueur dans l’exécution, la solidarité et le culte des anciens. Il serait injuste et bien naïf de croire ces valeurs surannées en 2021 ; elles alimentent l’espoir d’un contrat social à réécrire.

Le caractère sacré de la mission est très certainement la première de nos traditions, en tous cas celle qui assoit définitivement la réputation du légionnaire. Elle arrive en ligne directe des terres mexicaines et du serment prononcé par le capitaine Danjou et ses hommes, à Camerone, le 30 avril 1863, sous les assauts répétés des troupes du colonel Milan : « Nous jurons de mourir plutôt que de nous rendre ». Voilà l’essence même du caractère sacré de la mission : l’intérêt des autres (en l’occurrence, il s’agissait de fixer l’ennemi pour le détourner d’un convoi logistique). Le caractère sacré de la mission ne tient pas d’une obstination guerrière, voire d’un entêtement stupide à refuser de regarder la vérité dans les yeux (le surnombre de l’ennemi ou le sort défavorable des armes), non. Le caractère sacré d’une mission procède de la valeur de la parole donnée. Les hommes de Camerone, comme ceux d’Aubagne quand ils viennent s’engager, ont donné ce qu’ils avaient de plus intime au fond de leur cœur, et que seuls eux pouvaient reprendre : leur parole.

Edgard Dujardin, légionnaire-poète, a résumé cet engagement intime, de façon certes pompeuse comme il sied à tout bon légionnaire, mais si juste : … Ils sont trente [survivants] à peine et les autres deux mille. Athènes, Sparte, Rome, ô légendaires villes… vos annales n’ont rien d’aussi grand, d’aussi beau, pas même le fameux exploit des Thermopyles. Car si Léonidas et ses trois cents guerriers se sont fait massacrer… ils mouraient pour leurs femmes, leurs filles, leurs parents, leurs sœurs, leur famille ; pour préserver leurs cités, leurs temples, leurs dieux… Mais eux ? légionnaires obscurs dont on ignore le nom même, n’avaient à sauver nul Parthénon : ils luttaient pour tenir la parole donnée, sans espoir de revoir ni douce fiancée, ni mère tendre, ni père, ni frère, ni sœur… Si la Légion a été créée en 1831, plaisons-nous à croire que son âme est née au Mexique en 1863, de ce serment si grand qu’il peut aujourd’hui effrayer les membres d’une société minée par l’individualisme (l’amour de moi) et par le communautarisme (l’amour de nous, à l’exclusion de vous).

Au XXe siècle, la Légion a voulu rappeler cette valeur : « La mission est sacrée, tu l’exécutes jusqu’au bout et, s’il le faut, en opérations, au péril de ta vie ». Le code d’honneur du légionnaire, adopté en 1984, est clair et mesuré. Que nos amis se rassurent, que nos ennemis en soient sûrs, le caractère sacré de la mission et son pendant, la parole donnée, constituent bien, dans le respect de la loi française et des conventions internationales, la première des traditions légionnaires. Mais ce n’est pas la seule.

La tradition de la rigueur dans l’exécution y puise son énergie. Il faut y voir d’emblée le souci du détail en opérations, quand il s’agit de se préparer à sortir de la base opérationnelle avancée au Mali ou de réagir à l’explosion d’un engin improvisé sur une piste de latérite. La rigueur dans l’exécution se décline cependant davantage au quotidien des « petites » missions de quartier ou à l’instruction. Et elle n’en est alors pas moins glorieuse, puisqu’il s’agit d’entretenir sa tenue pour qu’elle soit toujours élégante, son casernement pour qu’il soit toujours net, de s’entraîner avec rigueur ou d’entretenir son arme, parfois dans le silence d’une chambrée.

En fait, comme disait un caporal chargé d’apporter de l’eau à des camarades sur un poste de combat en Afghanistan, « Il n’y a pas de grandes ou de petites missions ; il n’y a que des missions qu’on exécute bien, ou pas ». Voilà résumé en deux mots, dans cette phrase lapidaire, le contenu de la rigueur dans l’exécution, « ou pas », car toute tâche qui n’est pas réalisée avec l’impérieux souci de l’excellence, du détail et du dépassement de soi n’est pas, qu’il s’agisse d’un glorieux assaut, d’une banale corvée de quartier ou d’un service rendu à un frère d’armes. En fait, nul n’est rigoureux d’abord pour lui ; il l’est avant tout pour le succès de la mission et le confort des autres. Exiger le meilleur de soi-même, refuser à tous prix l’à-peu-près, ne sont que l’expression de l’embryon d’une autre valeur : la solidarité.

La tradition de la solidarité (à laquelle on ne peut s’empêcher de lier la fidélité, sa sœur jumelle) ancre le légionnaire dans la grande famille de la Légion. « Chaque légionnaire est ton frère d’armes… tu lui manifestes toujours la solidarité qui doit unir les membres d’une même famille ». La solidarité induit une obligation, un devoir supérieur, qui engage chaque maillon de la chaine, « du soldat au colon », bien au-delà de son court horizon : être là ! Ce n’est pas grand-chose, la solidarité, c’est juste ça. Être là, auprès des orphelins et des veuves de nos camarades morts ou blessés en opérations ou en service ; être là, le soir de Noël, auprès de nos jeunes camarades loin de leur famille ; être là, un samedi après-midi, à boire un coup avec un ancien de l’Institution des Invalides ou de la Maison du Légionnaire ; être là, un petit cadeau entre les mains, dans une chambre d’hôpital où souffre un camarade ; en somme, être là, toujours, sans faille, au quotidien, envers ceux qui marchent à nos côtés.

À ce titre, un major cite l’exemple symbolique de l’abonnement au magazine Képi blanc. Que dit-il ? « Que chaque homme servant à la Légion étrangère, quel que soit son grade, devrait, dès sa première affectation en régiment, prendre un abonnement mensuel, dont les bénéfices sont intégralement reversés à l’action sociale de la Légion ». Pourquoi ? « Parce que cet abonnement (3,55 € par mois) est la réalisation concrète de la solidarité étroite qui doit unir les membres d’une même famille ». Un peu comme avec une police d’assurance, sorte de mutuelle légionnaire, chacun pourrait ainsi solliciter un soutien, en cas de coup dur, au Foyer d’entraide de la Légion étrangère pour financer le remplacement de la machine à laver de la compagnie, aider à la construction de la terrasse du mess des sous-officiers, à la réfection de la chambre de la petite dernière, payer la facture de gaz en prévision d’un hiver difficile, ou encore régler les obsèques de tel ancien retiré dans un EPHAD éloigné.
Car solidarité n’est pas qu’un étendard flasque qu’on brandit crânement les jours de 14-Juillet, solidarité se remplit au jour le jour de petits actes palpables qui font les grandes rivières, comme l’abonnement à notre revue préférée.

Le culte du souvenir, dont la lettre de famille mensuelle citée ci-dessus est une des formes, renforce l’indicible lien qui unit les générations de légionnaires à travers le temps, les missions et les différents théâtres d’opérations. Il vise pour les plus jeunes à rendre aux anciens l’honneur qu’ils méritent, et à puiser more majorum* le courage d’affronter les défis de demain. Pourquoi entretenir les carrés légionnaires dans les cimetières de nos villages ? Pourquoi déposer des gerbes sur la tombe de nos morts ? Pourquoi accompagner chaque année la main articulée du capitaine Danjou ? Pourquoi escorter nos compagnons au son du clairon vers le dernier bivouac, quand l’heure a sonné ? Parce que tous ceux qui sont passés dans les rangs de la Légion demeurent légionnaires à vie, parce que l’institution n’oublie jamais ceux qui sont tombés. Et quand, dans une pudeur toute légionnaire, un ancien déclare que « La Légion ne pleure pas ses morts, qu’elle les honore », ce n’est pas par une espèce de forfanterie déplacée, c’est parce que pour un soldat il y plus grand que la mort, c’est d’avoir vécu dans l’honneur.

Alors entendons, fiers légionnaires, quand nous remontons d’un pas lent la Voie sacrée, le murmure des quatre gardiens du monument aux Morts. Ils nous chuchotent à l’oreille le témoignage de leurs gloires épiques : À vous, frères légionnaires, notre indicible affection ; à toi, belle Légion, notre impossible défection. Voilà comment se conjuguent les traditions à la Légion étrangère : dans l’inaltérable serment de fidélité des anciens aux modernes. Et vice-versa. 

* Comme les anciens.

 

Lieutenant-colonel (R) Bruno Carpentier

COMLE/DRP/Multimédia

| Ref : 715 | Date : 17-02-2021 | 13472