Le citoyen peut-il rester indifférent à une actualité de trafiquants, par Rudy Ricciotti

Dans une rubrique intitulée « Sans filtre », le magazine Képi Blanc a ouvert ses pages aux amis de la Légion étrangère. Si, selon l’expression consacrée, « les idées et propos exprimés n’engagent que leurs auteurs », il s’agit bien de permettre un propos libéré mais décent, sorte de recadrage nécessaire face à la violence des événements, ou de remise indispensable sur axe en cas de dérapage. En somme, un « sympathique réglage de feuillure* », comme dirait l’adjudant de compagnie au rassemblement du matin.

[Ndlr : ce « libre propos » est paru dans le Képi Blanc n° 836 de novembre 2020].

Le citoyen peut-il rester indifférent à une actualité de trafiquants ?

"Avec cent cinquante nationalités et les croyances qui lui sont attachées, la Légion étrangère peut s’enorgueillir d’exemplarité en matière de concorde communautaire ; comme en partage de l’héritage de l’universalisme républicain et l’attachement aux valeurs démocratiques de la France." Pourtant, aujourd’hui, on peut se demander, sans mauvaise conscience ni remord, si la démocratie – je veux dire le peuple français magnifié dans son corps électoral – n’est pas ingrate avec ceux qui ne sont pas Français par le droit du sang, mais français par le sang versé.

Avec quelle cruauté peut-elle envisager que le sang versé et les vies perdues de ses soldats soient convertibles en quelques trocs humains ou billets glissés sous la table, en échange d’un otage inconscient, illuminé ou malchanceux ? Le légionnaire accepte son destin avec fatalité parce qu’il est légionnaire ; mais le citoyen que je suis peut-il, lui, rester indifférent à cette actualité de trafiquants ? Le diable seul trouverait du sens à débattre et transcender sang contre or, ou sang contre sang. Apostasier l’héroïsme de nos combattants reviendrait à douter de leur utilité avec l’effet d’un boomerang… “Ne rendez jamais un service qu’on ne vous demande pas”, disait Honoré de Balzac.

Ces soldats, allés au bout de leur sacrifice, ne sont ni des fanatiques ni des illuminés ; ils sont des êtres libres ; peut-être sont-ils des saints sacrifiés, car eux n’exposent pas la vie des autres au danger, mais bien la leur. L’otage, lui, n’a aucune difficulté à mettre en péril la vie des autres… en a-t-il conscience ? Les réserves diplomatiques sont pourtant bien là, agitées comme autant de drapeaux rouges. L’otage militant ne rêve-t-il pas finalement d’être martyr de contrebande ? Ce qui rassure sur sa capacité de sentiments… ou plus trivialement de vivre son quart d’heure warholien ; ce qui donne la nausée.

L’avant-garde imprévisible

Le prix de l’héroïsme est toujours élevé ; la mort d’un combattant comme prix de l’insouciance renvoie à l’amertume et au romantisme d’Édith Piaf : “Non, je ne regrette rien”. Friedrich Nietzche pensait que “beaucoup de gens attendent toute leur vie l’occasion d’être bon à leur manière”. Et l’on pense forcément à cette terrible, mais belle, phrase du prince légionnaire Amilakvari : “Nous, étrangers, n’avons qu’une seule façon de prouver à la France notre gratitude pour l’accueil qu’elle nous fait : c’est de mourir pour elle.”

La lisibilité existentielle de la Légion est à la limite de la visibilité humaniste tout court. Ce qui en fait toute sa grandeur esthétique et son aristocratie. Elle n’attend ni remerciement ni compréhension. L’optimisme n’est pas lâche ; il est cependant le fruit d’une désillusion positive. Elle incarne aujourd’hui une avant-garde imprévisible que personne n’a vu venir. Le devoir, l’obligation, le dépassement de soi sont des valeurs immédiates où le retour est toujours cash. La solidarité des combattants est une figure pieuse, radicalement contemporaine et christique ; elle est la réponse criante à l’indifférence égoïste, comme le montre la photo ci-dessous. RD.

Ps. 1 : “Il faut changer de maximes d’État tous les vingt ans, parce que le monde change.” Montesquieu.
Ps. 2 : “Il n’y a rien de si fatiguant que les gens à citations” Charles Joseph de Ligne.

Cette solidarité vertueuse, cette fraternité resserrée, je les retrouve dans cette photo d’entraînement du 4e Régiment étranger. Elle pourrait être une peinture religieuse du XVIIIe siècle. Les regards de nombreux légionnaires convergent attentivement vers celui qui porte le blessé. Si ce n’est le regard, c’est le bras ou alors la main tendue bienveillante… Tout est dit. Ici est la Légion étrangère : “Tu n’abandonneras jamais les tiens et tu combats sans haine”. Ph. CCH Marc FIORILLO © CAV / Légion étrangère.

Le saviez-vous ? Le magazine Képi Blanc a été créé en 1947 et paraît depuis chaque mois. Véritable lettre de famille légionnaire, il est distribué sur cinq continents. Les bénéfices liés à sa vente sont intégralement reversés à l’action sociale de la Légion étrangère. Si vous souhaitez vous abonner, contactez le magazine par mail : abonnement@kbmagazine.com, ou par téléphone : 04 42 18 10 22.


* La feuillure est l’espace situé entre le culot de la douille et la tête de verrou d’une arme. Les tireurs et chefs de bord servant la célèbre 12.7 (50 centièmes de pouce) savent bien que pour ne pas rencontrer d’incident de tir, il faut régler cet espace (dit « feuillure » par métonymie) de l’arme au préalable (avec les fameux go-no go). Par glissement « régler la feuillure » signifie « mettre les choses au point ».

Par Rudy Ricciotti est un architecte français lauréat du grand prix national de l'architecture en 2006.
Il a contribué à la conception du Musée des civilisations euro-méditerranéenne de Marseille.

| Ref : 708 | Date : 20-01-2021 | 7131