Par Denis Tillinac — mai 2017 - Valeurs Actuelles
Il y a des moments où l'on a besoin de prendre ses distances avec les réalités pour s'ébattre dans un univers moins frelaté. Ainsi, l'autre dimanche, tandis que la campagne présidentielle tournait à la foire d'empoigne sur les estrades médiatiques, eus-je le privilège de découvrir à Aubagne un théâtre digne de l'antique : le commandement de la Légion étrangère. Depuis toujours, je rêvais d'assister à la commémoration de la bataille de Camerone, 30 avril 1863, dans ce décor dont les photos ont ensoleillé mon imaginaire : la « voie sacrée, le fameux monument aux morts ramené de Sidi Bel-Abbès avec sa boule, le musée et un pan de montagne sur la ligne d'horizon. Partout les képis blancs ou les bérets verts de légende, de belle légende —et rien d'essentiel ne distingue l'étoilé du simple galonné, non plus que l'autochtone de l'étranger : la Légion est une famille, soudée par une mémoire.
J'ai retrouvé un ami d'enfance, ancien colonel de la Légion en retraite depuis des lustres, mais chaque 30 avril il revient à Aubagne, où il a servi, pour communier avec ses frères d'armes dans une même ferveur. Car une religiosité ennoblit le cérémonial ; une liturgie au rituel immuable le hisse à l'altitude d'une sacralité étrangement pure. Les régiments défilent au pas rythmé par la fameuse musique devant une assistance nombreuse et recueillie. Lecture est faite par un soldat du récit de la bataille de Camerone — l'exploit inouï de quelques légionnaires, repliés dans une hacienda, accablés par la chaleur et torturés par la soif, face à des soldats mexicains infiniment supérieurs en nombre.
Ce texte récité par cœur devrait être connu de tout écolier. Le fol héroïsme qu'il évoque mérite la comparaison avec celui de Roland à Roncevaux. À ceci près que les faits attestés ont précédé le mythe et que, sur les cinq continents, la Légion étrangère, depuis sa création en1831 sous le règne de Louis-Philippe « Roi des français » a illustré des vertus cardinales: honneur, fidélité, bravoure, oubli de soi. Elle a forcé le respect des états-majors du monde entier et aujourd'hui encore on cite ses actions en exemple. L'ordre du jour de Jean-Yves Le Drian, ministre de la Défense, fut remarquable dans sa sobriété ; chaque mot sonnait juste. Les gorges se nouèrent lorsque le sergent-chef Nguyen Van Phong, un ancien supplétif des campagnes d'Indochine, porta, telle une relique, la main de bois du capitaine Danjou, ramenée de Camerone par les rares survivants. Un soldat de chaque régiment l'accompagnait, innovation bienvenue pour étayer la double symbolique de l'esprit de corps et des accointances entre l'ère des pionniers et le temps présent.
A ce moment crucial de la liturgie s'exalte en vert et rouge l'âme de la Légion. La Marseillaise, qui a retenti sous un ciel tourmenté après que le général Maurin eut présenté ses soldats au ministre, m'a (presque) convaincu que l'âme de la France a des restes de jouvence. La naturalisation par le même ministre de deux légionnaires — un Japonais et un Kirghize— suggérait en filigrane ce que pourrait signifier le mot « intégration ». Ou « assimilation », comme on voudra. Rien de plus français qu'un légionnaire de provenance tropicale, équatoriale ou autre. Rien de plus réconfortant que cette commémoration quand on a encore envie de rêver une France un peu idéale. Coiffée d'un képi blanc, on voudrait la croire altière et invincible. Rien de plus émouvant que cette famille disséminée sur les champs de bataille, rameutée par le culte de ses glorieux ancêtres. En retrouvant le monde profane dans les rues de Marseille aux murs maculés par les affiches électorales, j'avais l'impression pas très rassurante d'avoir perdu la boussole de mon patriotisme. N'importe, je sais où elle se trouve : à Aubagne, au bout de la « voix sacrée » dans le tabernacle où la main fraternelle du capitaine Danjou montre à bon entendeur le chemin de l'espoir.
| Ref : 550 | Date : 10-05-2017 | 30211